Le démantèlement de plusieurs trafics de stupéfiants ces dernières semaines vient rappeler que le département est loin d’être épargné par la drogue. La proximité de la frontière offre aux trafiquants des facilités d’approvisionnement. Conséquence : la consommation d’héroïne explose, principalement en milieu rural. Rencontre avec un dealer saint-quentinois.
Trouver du « pilon », du « matos » pour se rouler un « spliff », un « dard » ou un « joint ». Quel que soit le nom qu'on lui prête, il semble qu'il ne soit pas trop compliqué de s'en procurer à Saint-Quentin. Il suffit de s'adresser à la bonne personne pour se fournir en « shit » ou en « beuh ». Comme dans n'importe quel business, les prix varient selon la qualité du produit et la concurrence se partage les secteurs géographiques de la ville.
En revanche, le prix peut varier en fonction de la tête du client. D'après Mani*, « si je ne l'aime pas, il y a plus de risques que je lui fasse une disquette ». Autrement dit, tout le contraire d'une bonne affaire. C'est un des aléas d'un commerce illégal.
Mani, résidant dans un des quartiers périphériques de la ville, est déscolarisé. Il donne dans la distribution de « shit » et de « beuh », et s'est lancé dans cette activité à 14 ans. « Il y en avait déjà deux dans ma famille qui bicravaient... ça m'a donné envie de faire pareil », raconte-t-il. Un cheminement qui se fait en plusieurs étapes.
Un soir, « un grand du quartier » qu'il connaissait, un grossiste en quelque sorte, lui proposa de vendre des barrettes « de 20 meuges », soit 20 grammes.
Après s'être constitué un petit pécule en pratiquant des tarifs plutôt chers reconnaît-il, (jusqu'à 100 € les 10 grammes) Mani acheta sa première plaquette (100 grammes) à 15 ans.
Le prix de cette dernière évolue de 100 à 600 € : cela va du « sapin », qualité la plus bas de gamme, à la « frappe », qui selon ses dires, laisse K.O. Quant au « cum », le coût oscille entre 250 et 350 €. Quand il a « bien bossé », une plaquette lui rapporte 800 €.
Et le commerce « marche bien » selon lui. Aujourd'hui, à 19 ans, il prétend pouvoir toucher « 2 000 à 4 000 € par mois », dont la moitié qu'il met de côté, « le reste, c'est pour m'amuser et partir en vacances ». Mais le trafic n'est pas sa seule source de revenu illicite... Pour des horaires de « travail » qui vont du début d'après-midi à une heure du matin, il met deux à trois semaines pour écouler une plaquette.
Prudent, il met un point d'honneur à rester discret, ce qui n'est pas le cas de tout le monde d'après lui : « Moins t'as de potes, mieux tu te portes, c'est le monde du business... » ça lui a réussi puisqu'il ne s'est toujours pas fait arrêter pour l'instant. Et il ne se déplace jamais avec des grosses quantités sur lui, « pas plus de 6-7 grammes ».
Mani ne joue pas à Tony Montana (du film Scarface, ndlr) : « J'arrêterai tout quand j'aurai un enfant » prétend-il. Et même s'il en connaît qui vendent « du crack, des ecstasys, je n'y touche pas, c'est de la saloperie ». On peut être dealer et disposer d'une certaine éthique... Quand un jeune de treize ans a voulu lui acheter de quoi fumer, Mani a refusé.
La ville se divise en secteurs, de Vermand au Faubourg d'Isle, de Neuville à Europe, où chaque vendeur n'empiète pas sur le territoire de l'autre. Il y a des sous-secteurs, comme Calmette à Europe et « ça marche par bloc », où se trouvent un à dix revendeurs. Sauf le centre-ville, « c'est le secteur de tout le monde », où Mani traîne régulièrement pour trouver des clients. Les grossistes se seraient partagé les quartiers, mais Mani n'a qu'une connaissance limitée des territoires. Et les nouveaux arrivants doivent se faire connaître avant de se lancer dans le business.
D'après lui, certains commerçants se chargeraient de blanchir l'argent généré par ce trafic.
Les plaquettes de shit sont faciles à trouver selon lui et viennent essentiellement « du bled », au Maroc, en dépit de la proximité avec les Pays-Bas ou certaines drogues sont dépénalisées. Il a même déjà été à la source, « avec des grands du quartier », se souvenant même avoir été « choqué » de la quantité de shit qui avait été étalée devant lui. Avant que la marchandise soit embarquée par valises de 40 kg en bateau.
Il y a plusieurs sources d'approvisionnement. Un proche de Mani se ravitaille dans les coffee-shop hollandais. « Il fait le trajet de nuit, il passe par l'autoroute, explique-t-il, il y va avec sa copine pour faire plus sérieux. »
Il y a des périodes de pénurie, comme c'était le cas il y a un mois environ. « Ils sont tous partis au bled. Quand ils seront revenus, on en trouvera à tous les blocs, faudra limite en refuser ».
Habitant chez ses parents, qui ignorent tout de son vrai boulot, Mani stocke sa matière première à domicile et chez un ami de longue date, qui a toute sa confiance. En cas d'arriéré, on risque de se retrouver dans le coffre d'une voiture, en caleçon, de se faire passer à tabac et laissé en rase campagne, une sorte de mise en garde : « C'est comme le goudron et les plumes. » Ce à quoi il a déjà assisté pour des raisons d'impayés. Un litige dans une activité illégale ne se règle pas au tribunal de commerce ni aux prud'hommes...
*Prénom d'emprunt
Petites ficelles et grosses combines
Chez les dealers circulent quelques fantasmes.
Certains d’entre-eux bénéficieraient de papiers diplomatiques, lesquels leur permettraient de ne pas être fouillés, d’après Armand*, un confrère de Mani. Ayant de la famille qui travaille à l’ambassade française au Congo, il espère décrocher ce genre de sésame...
D’après le bureau d’Infos douanes service de Valenciennes, ces laisser-passer ne s’acquièrent que « dans le cadre d’un voyage diplomatique officiel ». Et l’impunité n’est pas absolue : « ça dépend s’il y a des suspicions », précise Catherine Chervi-Dran, du bureau des douanes à Paris, puisque des dispositions spécifiques existent pour permettre des fouilles.
A part ça, certains ont leurs petites astuces. Mani, lui, sait comment passer sa came en douce : déverser un flacon de parfum dans les vêtements d’un bagage, en prenant soin de placer le contenu illicite. Il estime ainsi tromper l’odorat des limiers canins de la police ou des douanes.
Qui sont les dealers ?
Impossible d’établir un portrait-robot du dealer type. Le profil des trafiquants diffère d’un réseau à un autre, même si on retrouve certaines particularités locales.
La facilité d’accès à la drogue par la Belgique, ainsi que l’argent facile reviennent souvent dans la bouche des prévenus au tribunal correctionnel. « J’ai plein de dettes, alors en discutant comme ça, on s’est dit que c’était une bonne solution », avait déclaré un couple de sexagénaire qui s’était lancé dans le trafic d’héroïne à Bohain en 2010.
Plus généralement, les dealers sont d’abord des malades, surtout en matière d’héroïne, où pour financer leur consommation, ils vont se fournir outre-Quiévrain pour revendre ensuite autour d’eux. Ces reventes aboutissent parfois à des gros trafics. Mais les plus importants revendeurs sont souvent « clean ». « Les grosses têtes de pont son généralement non toxicomanes, analyse Aude le Hérissier, la substitut du procureur de Saint-Quentin. Pour pouvoir monter un réseau structuré, il faut avoir les idées claires. »
Autre conséquence de la proximité de la Belgique, les trafiquants sont Axonais. Il n’existe pas de gros réseaux venus de l’extérieur comme c’est le cas dans d’autres régions. Enfin, les forces de l’ordre ont noté une tendance récente : la production maison. Les saisis de plants de cannabis ont explosé ces dernières années.
L’héroïne, fléau de la campagne axonaise
Chaque semaine ou presque, une affaire de stupéfiants est jugée dans les tribunaux de Laon ou Saint-Quentin. Rien de bien différent des autres juridictions françaises sauf peut-être sur la nature de la drogue. Car si le cannabis demeure la première substance en cause dans les saisies en France selon l’observatoire français des drogues et des toxicomanies, l’héroïne est particulièrement présent dans le département. Et principalement dans les campagnes.
Il n’existe pas de statistiques précises sur la consommation mais les observateurs locaux l’attestent. « La particularité ici est la présence d’héroïne en nombre important, » note le commandant Boutin, le chef d’escadron de la compagnie de gendarmerie de Saint-Quentin. « La consommation équivaut, voire dépasse celle du cannabis. » Une tendance qui n’est pas réservée selon lui à la seule partie nord de l’Aisne. « Cette proportion n’est pas propre à l’arrondissement de Saint-Quentin. On la retrouve dans le reste du département ».
L’explication est avant tout géographique. « C’est assez facile de s’approvisionner, » ne peut que déplorer Aude Le Hérissier, la substitut du procureur de Saint-Quentin, soulignant la proximité de la Belgique et des Pays-Bas. Les deux pays ont en effet des législations plus souples en matière de stupéfiants et 75 % de cet opiacé arrive d’Afghanistan par le Bénélux.
Principale conséquence : le prix du gramme est très bas. « Les drogues dures sont en effet très bon marché du fait de cette proximité », confirme Aude Le Herissier.
« Le gramme d’héroïne se vend 20 €, ce qui est nettement plus bas que la moyenne nationale ». En dehors des régions frontalières du nord et de l’est de la France, il faut vraisemblablement débourser le double pour obtenir la même quantité.
Un terreau social favorable
Mais la situation géographique n’explique pas tout. Si l’héroïne a pu se développer jusqu’à n’épargner aucune commune, c’est aussi en raison d’un terreau favorable. « Les difficultés économiques et les problèmes sociaux accentuent le nombre de consommateurs », poursuit le commandant Boutin qui met également en valeur l’effet très addictif du produit. « Cette drogue entraîne une accoutumance beaucoup plus rapide que le cannabis, ce qui entraîne une consommation exponentielle. »
Lutter contre ces trafics s’avère très long. « Les enquêtes en matière de stupéfiants durent de 3 à 6 mois et mobilisent d’importants moyens », précise le commandant. « En plus, le résultat est toujours aléatoire », ajoute la substitut. Mardi dernier à Bohain, les investigations se sont avérées payantes avec la saisie de 2,3 kg d’héroïne planqués dans un garage. Trois hommes ont été arrêtés au terme « d’une enquête de longue haleine », selon les enquêteurs.
Mais la réponse pénale qui suit ne suffit pas toujours. Les trafics reprennent souvent de plus belle. Les toxicomanes en manque vont s’approvisionner eux-mêmes en Belgique et deviennent à leur tour revendeurs pour financer leur consommation. « Après le démantèlement d’un gros trafic, on est quand même tranquille pendant plusieurs mois. Ca déstabilise le marché local », nuance toutefois Jean-Christophe Boutin.
Les principales saisies se font généralement dans les villes et les gros bourgs ( Saint-Quentin, Laon, Fresnoy, Bohain ou Guise). C’est là que les gros dealers s’installent en raison de la concentration de la population, mais de l’avis des autorités judiciaires, aucun village n’est aujourd’hui épargné par les drogues dures.
Source : http://www.aisnenouvelle.fr/